Rétrospective Sarah Maldoror, droit aux luttes

Libération

Déambulation dans le quartier latin avec la fille de la cinéaste française, grande pionnière du «cinéma panafricain» et disparue en 2020. Une rétrospective du Palais de Tokyo met à l’honneur son œuvre vénérée à l’étranger mais restée méconnue dans l’Hexagone.

La cinéaste Sarah Maldoror en 1970.
La cinéaste Sarah Maldoror en 1970. (Suzanne Lipinska)

par Sandra Onana

publié le 28 janvier 2022 à 21h08

C’est le panneau à l’entrée qui le dit : s’il y a bien une chose que redoutait Sarah Maldoror de son vivant, c’est les hommages qui «sentent le sapin». Alors certes, la toute première expo rétrospective consacrée à l’œuvre de la cinéaste est un parcours en sous-sol, frisquet comme peuvent l’être les volumes très «friches» du Palais de Tokyo, et où l’on est accueilli dans la pénombre. Mais l’essentiel était de ne pas en faire une crypte. D’ailleurs, une crypte avec une dizaine d’écrans dressés de part et d’autre, qui jouent des extraits de films en continu, ça ne s’est jamais vu. Ce sont ses films, justement, qui font les présentations. Visiteur, voici Sarah Maldoror, voici son «cinéma tricontinental». Il y a des courts et des longs, une fiction télé, des docus de commande qu’elle détournait de manière non conventionnelle. Des films de lutte, pareils à des poèmes politiques. Les textes d’explications sont presque planqués. Qui voudrait ignorer, d’abord, les éléments biographiques inscrits au verso de chaque panneau peut déambuler dans cette forêt d’images sans contexte.

Ce n’est pas pour rien si la pionnière du cinéma panafricain, née Sarah Ducados, a trouvé son beau patronyme (on entend «mal d’aurore») dans la poésie proto-surréaliste du comte de Lautréamont. Présentés côte à côte comme ici, sans hiérarchie, ses films font penser aux pièces d’un vaste cadavre exquis. On se meut dans l’expo comme dans un réseau d’images éclectiques, traversé de rimes secrètes – l’enfermement, la révolte, la liberté. C’est ici, un cortège de carnaval guinéen qui pétarde de couleurs (A Bissau, le carnaval). Là-bas, Louis Aragon faisant une lecture avec un accent anglais et un masque rouge sur la tête (Louis Aragon, un masque à Paris). La promenade d’un écran à l’autre exprime aussi l’éclatement d’une géographie sans contours fixes. Elle nous téléporte de la geôle d’un prisonnier torturé en Angola (Monangambé, en fait tourné en Algérie) aux flancs d’une île volcanique du Cap-Vert (Fogo, île de feu), après un micro-trottoir en Guyane (Léon-Gontran Damas).

Pamphlet lyrique plus que tract militant, «Monangambé» allie une caméra précise, qui capte les sévices du colonialisme portugais sur un résistant angolais, et les fulgurances plastiques.
Pamphlet lyrique plus que tract militant, «Monangambé» allie une caméra précise, qui capte les sévices du colonialisme portugais sur un résistant angolais, et les fulgurances plastiques. (Sarah Maldoror)

Artiste insoumise et passe-frontières

Dans cette macédoine de films, c’est sa voix que l’on discerne en premier : inflexion autoritaire, teintée d’accent du Sud-Ouest. Elle sort d’une courte silhouette coiffée d’une afro, déclamant des mots d’Aimé Césaire parmi les statuettes des réserves du musée de l’Homme (Et les chiens se taisaient). Puis se mélange, se perd dans le reste de la mêlée sonore. Le hasard est bien fait. Avant d’être un geste de scénographie, l’idée de cet enchevêtrement aurait pu découler des contraintes sanitaires, car les casques audio n’ont plus la cote dans les musées depuis qu’ils doivent s’accompagner d’un protocole de nettoyage intempestif. Mais non, assure François Piron, commissaire de l’expo conçue en duo avec Cédric Fauq. «On voulait un trajet fluide, où le son joue comme la rumeur d’une foule. C’est presque une composition.» Le brouhaha va bien à «Sarah Maldoror : cinéma tricontinental»initiative de mises en résonances, de frictions de formes de toutes sortes. La superbe idée qui la distingue de la rétro pure et dure, c’est l’invitation au dialogue lancée à plusieurs artistes contemporains, qui mêlent leurs recherches plastiques à l’œuvre exposée. Par exemple, ces neuf yeux en acier disséminés dans la salle sont autant de points de vue à travers lesquels Chloé Quenum propose de cadrer le paysage de l’exposition. Quant à cette monumentale et pelucheuse tenture en poils blancs, où l’on se verrait bien enfouir la tête, c’est l’installation en fibres de sisal (une plante textile au fondement de l’économie de la Tanzanie) de la canadienne Kapwani Kiwanga. Son travail explore notamment mémoire postcoloniale et utopies politiques.

On a appris la mort de Sarah Maldoror en avril 2020, des suites du Covid, dans une certaine ignorance. Sa notoriété confidentielle en France laisse perplexe, alors même, dit-on, que son nom figure au corpus de toute école de cinéma qui se respecte aux Etats-Unis. La France connaît ces messieurs Ousmane Sembène, Djibril Diop Mambéty, les Césaire ou les Senghor, elle aurait négligé Maldoror. Par où commencer ? «Déjà, par ce qu’on arrive à trouver, pointe le commissaire François Piron. L’accessibilité de l’œuvre était un vrai sujet. Entre les films perdus, les non-restaurés, ceux qui n’ont eu qu’un seul passage en prime-time à la télé, oubliés dans les réserves de l’INA… C’est aussi l’utilité de réunir des choses jamais rassemblées, on dénoue plusieurs problèmes de droits.» Ses mille vies d’artiste insoumise et passe-frontières croisent la grande histoire tout le temps, de l’essor de la scène culturelle noire parisienne dans les années 50 aux luttes anticoloniales dans l’Afrique marxiste, où, après avoir fait ses classes de cinéma à Moscou, elle filme pour le FLN algérien.

On la dit «cinéaste africaine». Elle est née française en 1929, d’une mère gersoise et d’un père guadeloupéen, mais faisait peu de cas de ces considérations topographiques, se vivant comme tributaire d’un destin noir collectif. Parmi la quarantaine de films de tous formats laissés derrière elle, treize d’entre eux sont programmés tous les jours dans la petite salle qui jouxte l’expo, accessible avec le même billet. «Les films utilitaires étaient toujours les siens de plein droit», souligne François Piron, évoquant le cas éloquent d’Aimé Césaire : le masque des mots, produit avec le soutien du Réseau France Outre-mer. Maldoror est censée documenter un colloque sur la négritude en Floride. Plusieurs minutes filmées lors de la conférence donnent le change, au début. Puis, jugeant peut-être l’ambiance chiante comme la pluie, l’envoyée spéciale prend la tangente pour aller filmer Miami, depuis les hauteurs radieuses du métro aérien.

(Sarah Maldoror)
Extraits de «Cap-vert, un carnaval dans le Sahel» (1979), un des films de Sarah Maldoror tournés au Cap-Vert.
Extraits de «Cap-vert, un carnaval dans le Sahel» (1979), un des films de Sarah Maldoror tournés au Cap-Vert.  (Sarah Maldoror)

«Elle n’aimait pas le passé»

Pour faire formellement connaissance avec une telle figure de proue, il aura donc fallu l’audace d’une réflexion institutionnelle : celle de se dire qu’un centre d’art, après tout, pouvait être le lieu où restaurer une mémoire cinéphile négligée. Libres aux cinémathèques d’emboîter le pas. Surtout, il aura fallu le hasard d’un hommage organisé par la revue féministe Another Gaze en mai 2020, où les deux curateurs, tout juste entrés en poste au Palais de Tokyo, assistent à une prise de parole d’Annouchka de Andrade, l’une des deux filles de Sarah Maldoror. Saisissant la mesure de l’œuvre, ils comprennent qu’une expo ne se montera pas sans elle.

Alors c’est avec elle, Annouchka de Andrade, qu’on a proposé de déambuler, par une après-midi piquante de janvier, dans ce quartier latin où le parcours de «Sarah», comme elle l’appelle, prend source et revient toujours. Plus particulièrement au départ de Présence africaine, librairie et maison d’édition fondée par Alioune Diop, rue des Ecoles. Bien que résidant à Saint-Denis, Sarah Maldoror n’a jamais cessé de donner ses rendez-vous à «Présence». Entre les rayonnages, le tabouret rouge où s’asseyait une jeune Annouchka pendant que sa mère palabrait n’a pas bougé. Elle nous dit qu’elle ne s’attendait pas à être un jour contactée par le Palais de Tokyo, mais a accepté sans mal de rouvrir les cartons familiaux. «Elle n’aimait pas le passé. Moi constamment, je fouillais, récupérais tout pour pas que ça se perde. On aura fait ça pour elle, mais sans elle… C’est extrêmement frustrant, qu’on la redécouvre une fois décédée.» L’ancienne directrice artistique du festival de films d’Amiens, qu’on sent trempée dans le même caractère d’acier que sa mère, s’occupe désormais de la transmission de l’œuvre de «Sarah» et de son père à plein temps.

L’a-t-on dit, que la balade est un pèlerinage sur le lieu d’un coup de foudre ? Ce bain politique où naviguait Maldoror lui fait rencontrer son compagnon, l’écrivain révolutionnaire Mário Pinto de Andrade, cofondateur du Mouvement populaire de libération de l’Angola. La suite n’est que voyages, collaborations d’écriture, révoltes communes – à Rabat, à Alger, en Guinée-Bissau –, où la caméra mise en joue tient lieu «d’arme de combat». L’interview sur les traces du couple ne raconte pas seulement l’effervescence d’une vie familiale au galop, mais l’âge d’or militant d’une intelligentsia parisienne, dont les protagonistes s’éteignent aujourd’hui les uns après les autres. A l’exception de l’inamovible Pizza Roma où la cinéaste commandait sa «carbonara sans crème», les QG d’hier ont laissé leur place à des salons de massage thaï ou de nouvelles enseignes. «Ici, il y avait le bureau de François Maspero», replace Annouchka de Andrade, autre arrêt incontournable du trajet Maldoror quand elle s’écriait «On va au quartier !» «Et ce bâtiment blanc, c’était la librairie tenue par le Parti communiste, ils lui mettaient toujours des livres de côté.»

Sarah Maldoror (au centre) sur le tournage d’A Bissau, le carnaval en 1980.
Sarah Maldoror (au centre) sur le tournage d’A Bissau, le carnaval en 1980. (Les amis de Sarah Maldoror et Mario de Andrade)

Tempérament indomptable

On ne passe pas devant la Sorbonne sans évoquer le premier Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris en 1956. Sarah Maldoror a 27 ans. Dans la foulée, elle cofonde les Griots, première troupe de théâtre exclusivement noire à Paris, à qui Jean Genet confie la mise en scène de sa pièce les Nègres. Le parfum de scandale donne lieu à un match historique avec Marguerite Duras, immortalisé dans une interview donnée à France-Observateur : «La reine des Nègres nous parle des Blancs». Importunée par l’insistante question de Duras, «Pourquoi ces Nègres éprouvent-ils la nécessité de se donner en comédie devant des Blancs ?», Maldoror ironise – «Vous m’amusez» – et, cassante, rétorque : «Pour notre amusement et votre éducation.»

La réputation qu’on prête à la femme de tête, rouspéteuse de tous les diables, envoyant constamment les commanditaires sur les roses avant de claquer la porte, n’est tue par personne. L’exemple le plus cité restant son expulsion d’Algérie manu militari, pour le compte de qui elle venait de tourner Des fusils pour Banta en Guinée-Bissau : confisqué (et encore perdu à ce jour), le film fut jugé trop axé sur les femmes et leurs enfants, oubliant les hommes de la guérilla. Sans en faire un argument massue, sa fille reconnaît qu’en plus de ce tempérament indomptable, être une femme cinéaste n’a certainement pas aidé Maldoror à échapper à l’invisibilisation. «Elle n’a jamais compris ce qu’était le consensus, pas même pour ce scénario sur lequel elle travaillait avec Jean Genet, abandonné sur un désaccord. Placer sa liberté au-dessus de tout se paye…» Elle nous lit une lettre vénéneuse signée par sa mère, alors qu’un confrère cinéaste avait négligé de la consulter pour un projet commun de série sur l’esclavage. «J’aime votre façon particulièrement distinguée de considérer que la route de l’esclavage est d’abord votre affaire…» lit-on dans la missive trempée d’acide. En 1971, sans un radis en poche pour filmer Sambizanga, elle n’hésite pas à envoyer paître le président sénégalais Léopold Sédar Senghor, pourtant prêt à offrir son pays comme lieu de tournage et allonger la monnaie. «Elle lui a répondu en substance : Cher monsieur le président, merci pour l’intérêt que vous portez à mon film. Le Sénégal est un magnifique pays mais trop chaleureux, je recherche des paysages et une végétation qui induisent plus de tension pour l’histoire que je souhaite raconter… En revanche, je veux bien votre argent !» Econduit, le bienfaiteur n’a évidemment pas donné un sou, et le film, parcours d’une femme mariée à un indépendantiste angolais, s’est tourné au Congo.

Considéré comme son grand accomplissement, ayant joui d’une réception mondiale dans les pays de l’Est et d’Afrique ainsi qu’aux Etats-Unis, le méconnu Sambizanga est justement le grand absent de la rétro du Palais de Tokyo. La faute à une incurie des ayants droit occidentaux, qui n’entendaient rien faire pour restaurer les bobines avant que Martin Scorsese himself se fende d’une lettre en 2019, ouvrant les mannes de sa fondation. La ressortie est enfin dans les tuyaux. «Vous pouvez l’écrire, que le détenteur des droits, René Château, n’en avait rien à faire, alors que le film tourne partout ailleurs et qu’on bataillait avec la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, s’échauffe Annouchka de Andrade. Un jour, il m’a dit : “C’est quand même pas de Funès !” Selon Scorsese, Sambizanga fait partie des cinq plus beaux films du cinéma africain.»

«Sambizanga» est le grand absent de la rétro du Palais de Tokyo, la faute à une incurie des ayants droit occidentaux, mais sa ressortie est dans les tuyaux.
«Sambizanga» est le grand absent de la rétro du Palais de Tokyo, la faute à une incurie des ayants droit occidentaux, mais sa ressortie est dans les tuyaux. (François Doury)